Publicada en Libération el 30 de julio de 2020
Foto: M. Bernetti AFP
Le président Sebastián Piñera a dû promulguer une réforme votée par le Parlement permettant aux Chiliens de puiser dans leur régime d’épargne privé pour faire face à la crise provoquée par la pandémie.
Lorsque la réforme pour le droit de puiser dans l’épargne retraite a été adoptée par le Congrès chilien la semaine dernière, klaxons et casseroles ont résonné dans toutes les grandes villes du pays. Et depuis jeudi, les cotisants peuvent désormais prélever dans leur épargne retraite l’équivalent de 1 100 à 4 740 euros, selon les cas, dans un délai de trente jours ouvrables après leur demande. «C’est une victoire du peuple», se réjouit Andrés Aguirre, 42 ans, sans emploi à cause de la crise sanitaire. «S’il n’y avait pas eu le mouvement social d’octobre, cela aurait été impensable», dit-il, «soulagé et heureux». Il va pouvoir payer l’université pour son fils grâce à l’argent puisé dans son compte d’épargne retraite obligatoire.
Au chômage partiel depuis le début de la pandémie de Covid-19, qui a déjà fait plus de 13 000 morts au Chili, Mabely Maza ne reçoit plus que 250 000 pesos (environ 280 euros), soit la moitié de son ancien salaire de secrétaire alors que le coût de la vie dans le pays est proche de celui du Portugal. Avec la réforme qui vient d’être appliquée, cette habitante de la banlieue sud de Santiago pense toucher l’équivalent de 4 400 euros de son épargne retraite obligatoire, un montant proche du plafond prévu par les parlementaires chiliens. Pour rembourser des crédits à la consommation, aider sa fille étudiante et mettre un peu d’argent de côté pour sa retraite, qui devrait à peine dépasser le seuil de pauvreté, anticipe-t-elle.
Des retraites «très inférieures à ce qui avait été promis»
Sans se connaître, Mabely et Andrés ont tous deux régulièrement manifesté depuis le 18 octobre contre les profondes inégalités dans leur pays, et contre leur système de retraite. Imposé en pleine dictature du général Pinochet (1973-1990), suivant les théories néolibérales, le système de retraite chilien fonctionne selon le principe suivant : les salariés cotisent à titre individuel et obligatoire (aujourd’hui à hauteur de 10 % de leur salaire) auprès de fonds de pension privés, très lucratifs, qui placent une partie de cet argent en Bourse. Mais quarante ans après, les retraites versées sont «très inférieures à ce qui avait été promis, en particulier pour les femmes», souligne Emmanuelle Barozet, professeure de sociologie à l’Université du Chili. En effet, avant versement des - maigres - minima sociaux, plus de la moitié des retraites sont inférieures au seuil de pauvreté, soit 180 euros environ.
Alors, depuis 2014, les Chiliens manifestent par centaines de milliers contre leur système de retraite. A ce mécontentement s’est ajoutée la crise économique provoquée par le Covid-19 au Chili. La Commission économique de l’ONU pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc), anticipe un effondrement de 7,9 % du PIB du pays cette année. Or le gouvernement de droite, qui a mis en œuvre dès la mi-mars les premières mesures sanitaires, «n’a décidé qu’au bout de deux mois des aides pour les plus pauvres, souligne Emmanuelle Barozet. Et au bout de quatre mois, il n’y avait toujours aucune aide aux personnes un peu moins pauvres», explique-t-elle.
Face aux émeutes de la faim qui ont éclaté fin mai en banlieue de Santiago, le gouvernement mené par le milliardaire Sebastián Piñera a accepté d’aller jusqu’à 12 milliards de dollars (10 milliards d’euros) d’aides. Il a également annoncé plusieurs mesures pour les classes moyennes. Trop peu, trop tard, pour beaucoup de Chiliens, qui sont 80 % à approuver l’idée de puiser dans leur épargne retraite obligatoire, d’après plusieurs sondages.
Défaite cuisante pour le gouvernement
Il y a quelques semaines encore, la mesure, présentée par l’opposition, ne semblait avoir aucune chance d’aboutir au Parlement. Mais sous la pression populaire, plusieurs élus de la coalition de droite au pouvoir ont fini par voter pour. Une défaite cuisante pour le gouvernement, au point que le président Piñera a été poussé à un remaniement d’ampleur mardi, et a promulgué vendredi dernier le texte sans micros ni caméras.
Pour les manifestants comme pour l’opposition de gauche, cette réforme, qui a pris effet jeudi, marque le début de la fin du système de retraites. «Cela va en tout cas pousser le gouvernement à présenter plus rapidement sa réforme des retraites», estime, prudente, Emmanuelle Barozet, pour qui le passage à un système mixte, en partie solidaire, n’est pas acquis. L’avenir du régime de retraites chilien devrait aussi se jouer à partir du 25 octobre, jour du référendum pour ou contre l’abandon de la Constitution actuelle, héritée de la dictature. Pour l’instant, le «oui» à un nouveau texte fondateur semble en mesure de l’emporter très largement. «La Constitution devra inclure l’obligation pour l’Etat de garantir un système de sécurité sociale», insiste la députée Gael Yeomans, de coalition de gauche alternative «Frente Amplio». Et l’économiste Francisca Barriga de la Fondation Sol d’espérer : «Si, étant le berceau de ce modèle, nous parvenons à changer de système de retraite, peut-être que d’autres pays qui nous ont imités auparavant, ou pensaient le faire, changeront d’avis.»